D’abord, comment est-ce que la crise de la covid-19 vient alourdir la charge mentale et le travail domestique des familles ?
Pour plusieurs familles et couples, la pandémie de COVID-19 est venue ajouter des tâches à celles qui étaient déjà effectuées dans leur maison. Voici quelques exemples de ce travail non rémunéré supplémentaire :
- Aider les personnes âgées ou en perte d’autonomie de notre entourage (livraison de denrées, de médicaments, prendre des nouvelles, etc.).
- Soins des bébés et des enfants dont le service de garde est ou était fermé.
- Éducation des enfants et adolescent-e-s dont l’école est ou était fermée, incluant :
- Maintenir un semblant de routine, trouver des activités.
- Faire l’école à la maison (primaire) ou superviser la réalisation des travaux (secondaire).
- Expliquer la situation, rassurer. Essayer de limiter l’accès des enfants et adolescent-e-s aux informations qui ne sont pas appropriées pour leur âge.
- Expliquer aux enfants, aux adolescent-e-s, les nouvelles règles d’hygiène respiratoire, de lavage de mains et voir à ce qu’ils et elles les appliquent.
- Pour les écoles réouvertes, il faut parfois assurer un transport alors que ce n’était pas le cas auparavant.
- Il y a davantage de planification à faire pour les repas étant donné l’accès restreint aux magasins, et plus de collations à faire (alors qu’on n’aurait jamais cru possible que nos enfants puissent manger davantage de collations!).
- Désinfection de la maison
- Se garder informé-e sur les nouvelles règles en communauté (ce qui est fermé, ouvert, ce qui est permis ou non).
- Commander des masques et en assurer l’entretien.
La crise ne semble pas avoir seulement ajouté cette charge dans les familles, mais semble aussi avoir exacerbé les inégalités qui étaient déjà présentes dans les couples en ce qui a trait à la charge mentale et au travail domestique ; pourquoi?
En temps de crise, les droits des femmes sont parmi les premiers à passer à la trappe. Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil et bien qu’aucune donnée ne soit actuellement disponible pour prendre la mesure de cette situation au Québec, le Conseil du statut de la femme a porté à notre attention des études conduites en France et aux États-Unis qui constatent que les inégalités dans la répartition des tâches familiales et domestiques ne s’estompent pas avec la crise actuelle.
Comme j’en parle dans mon essai, plusieurs couples priorisent la carrière de la personne ayant la meilleure rémunération, ainsi que plus de stabilité et d’avantages sociaux. Au Canada, les inégalités salariales et la surreprésentation des femmes parmi les travailleurs à temps partiel font en sorte que le groupe des hommes a encore de meilleurs revenus que le groupe des femmes. Aussi, dans les données disponibles sur les pertes d’emploi durant la crise, il est démontré que plus de femmes que d’hommes ont perdu leur emploi au Canada. Il est possible que ces deux facteurs (revenu inférieur, perte d’emploi) aient pesé dans la balance pour des familles quand est venu le choix de confier le travail non rémunéré lié à la pandémie à la conjointe.
Une autre raison qui peut expliquer ce déséquilibre, c’est que nous éduquons encore les femmes à penser que leur valeur se trouve dans le fait de prendre soin des autres. Elles font (et je m’inclus là-dedans) ce qui est attendu d’elles et cela a un impact sur leur santé mentale (si elles ont aussi un travail rémunéré à accomplir en plus de tout le travail non rémunéré supplémentaire lié à la crise) ou financière (si elles ont dû mettre de côté des heures de travail rémunéré pour prendre soin).
Qu’est-ce qu’on peut faire, concrètement, si on se retrouve en ce moment dans une situation inégale qui ne nous convient pas, pour changer les choses? Tu donnais plusieurs solutions concrètes et efficaces pour mieux partager la charge mentale et le travail domestique dans ton livre, Si nous sommes égaux, je suis la fée des dents, mais est-ce que ces solutions fonctionneraient aussi bien durant la pandémie? Ça me semble encore plus compliqué qu’avant, puisqu’en temps de confinement, on ne veut pas se chicaner, on ne veut pas risquer de briser l’harmonie de notre milieu familial, puisque c’est le seul endroit où on peut vivre en ce moment…
Le désir de protéger les relations conjugales et l’unité familiale sont des obstacles à l’atteinte de l’égalité et c’est particulièrement vrai en temps de crise, mais je crois que c’est possible d’avoir une discussion sans que personne ne se sente fautif, en abordant la question par le biais des impacts de la COVID 19 sur notre famille ou notre couple.
Si une des deux personnes du couple a dû faire moins d’heures de travail rémunéré pour faire le travail non rémunéré lié à la crise, vous pouvez choisir de mettre en place des mesures de partage des ressources financières pour compenser financièrement la personne qui fait davantage de travail domestique et de care gratuit (salaires mis en commun dans un compte conjoint, revenus de retraites égaux accumulés pendant cette période, etc.).
Si les deux membres du couple ont un nombre semblable d’heures de travail rémunéré, vous pouvez alors vous séparer à parts égales les tâches « spéciales COVID » dont j’ai parlées ci-dessus (soins et routine des enfants à temps plein, école à a maison, commande et entretien de masques, désinfection, planifier les repas et les achats, soutenir nos proches qui sont âgés ou malades, etc.). Si vous êtes tous les deux en télétravail et que vous avez des enfants ou ados à la maison, vous pouvez aussi fixer un horaire du parent « en charge » (avec un tableau affiché). Par exemple, le père est en charge de 9h-13h et la mère est en charge de 13h-17h. Donc, les enfants et adolescent-e-s doivent se référer au parent en charge pour toute question, demande incessante de collation, etc.
Ce sont les femmes qui sont en grande majorité les travailleuses qui font face à la crise en ce moment ; pourtant, ces métiers si essentiels qu’elles occupent, comme infirmière, préposée aux bénéficiaires ou enseignante, sont souvent mal payés, et ont des conditions peu avantageuses. Comment expliquer que cela?
En effet, plusieurs professions, dans lesquelles les femmes sont surreprésentées et qui sont en lien avec le travail ménager, le soin à des personnes vulnérables, etc. sont dévaluées (salaires bas et statut précaire). J’aborde ce sujet dans mon livre en y rapportant l’analyse importante de Louise Toupin : « Les métiers que [plusieurs] femmes occupent sur le marché du travail (infirmières, éducatrices, serveuses, coiffeuses, cuisinières, bonnes, etc.) sont des « extensions », ou des « prolongements » des tâches qu’elles exercent au foyer gratuitement »[1]. Les inégalités salariales se basent donc sur une division hiérarchique du travail entre hommes et femmes, « correspondant à une division entre pouvoir et non-pouvoir et qui s’exerce au détriment des femmes »[2].
Certains disent que cette crise nous permet au moins de repenser à certaines choses qui ne fonctionnaient pas dans notre société, et qu’après, on pourra en améliorer certains aspects – par exemple, mieux payer les préposées aux bénéficiaires. Qu’est-ce que tu en penses, toi?
Suite à la crise, au Québec, l’enjeu du care fait maintenant l’objet d’une conversation publique, mais seulement au niveau du travail de care rémunéré, c’est-à-dire qu’il va y avoir une révision en profondeur des conditions de travail des préposée-e-s aux bénéficiaires qui s’occupent des personnes âgées dans les centres d’hébergement. Il s’agit d’une profession avec une main d’œuvre à grande majorité féminine qui était dévalorisée socialement, notamment par le salaire accordé. Le rapport de force de ces travailleuses est différent maintenant, parce que même si c’est un métier qui est une extension du prendre soin à domicile, du care gratuit, la crise (et par le biais des médias) a permis de mettre la lumière sur l’impact de manquer de travailleuses dans ce domaine. L’État n’a pas eu le choix de bouger. Toutefois, cela fait des années que les travailleuses, les syndicats, la Protectrice du citoyen, ainsi que les familles des personnes hébergées en CHSLD, en RI et en RPA essaient de faire changer les choses, sans succès. On voit que le pouvoir politique reconnaît le travail des femmes qui prennent soin des autres quand il n’a plus le choix, en tout dernier recours.
Malheureusement, concernant le travail non rémunéré dans l’espace privé, à la maison, je suis d’avis que la crise n’a pas permis de faire de ce sujet un enjeu de société. Pour que cette conversation publique ait lieu, je crois qu’il faut que les enfants et les adolescents commencent à entendre parler à l’école de ces inégalités et des moyens pour changer les choses (je pense d’ailleurs qu’on devrait parler de toutes les inégalités en profondeur) !
Ces cours permettraient d’amener dans la prochaine génération une reconnaissance que le travail non rémunéré fait en majorité par le groupe des femmes appauvrit ce groupe en temps et en argent, au profit du groupe des hommes, comme l’a bien exposé Christine Delphy dans son travail sur le sujet.
Je pense qu’il va falloir continuer à lutter ensemble pour qu’il y ait un véritable partage de temps et d’argent entre le groupe des hommes et le groupe des femmes, mais j’y crois et je sais qu’on va y arriver.
[1] Toupin, Louise. Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, Remue-ménage, 2014, p. 51.
[2] Idem
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