Comment vous est venue l’idée d’écrire un recueil qui tourne autour de thèmes touchant à l’animal ?
Ça m’est venu à la fois d’un moment précis de ma vie et de d’autres éléments qui sont survenus à des âges différents. Au début des années 80, j’avais loué, sur une période de deux ans, une maison située au beau milieu d’une forêt. J’y ai vécu l’équivalent d’une année… Autour de la maison, aucune civilisation ou si peu et rien d’autre à faire que de marcher dans les bois. Comme il n’y avait pratiquement pas d’autre présence humaine que la mienne à cet endroit, plusieurs animaux sauvages s’y promenaient y vivaient. D’ailleurs, tout ce qui concerne les animaux dans mon recueil est autobiographique.
C’est ma rencontre avec un loup durant cette année-là qui a été déterminante pour le recueil. Un matin, j’étais sorti cueillir mon déjeuner dans les arbres fruitiers sauvages qu’il y avait près de la maison et, soudain, j’ai entendu un bruit. Je me suis enfoncé un peu plus dans la forêt, et tout à coup, une tête est sortie du sous-bois. Au départ, j’ai pensé que c’était un chien égaré d’une ferme avoisinante, mais je me suis rendu compte très rapidement que c’était un loup. Il était à peu près à trois mètres de moi. Et je t’avoue que j’ai eu très peur. Et c’est de là que m’est venu l’idée du livre ; pourquoi est-ce que j’ai eu peur? C’est toute l’idée de la culture inconsciente, toute la question de l’imaginaire, de l’interprétation du monde. J’ai toujours eu comme sentiment que l’artiste est dans une drôle de position, car, à la fois, il regarde la vie, et, à la fois, il est dedans cette vie, il ne sait jamais trop dans laquelle de deux positions il se trouve: est-il en train de regarder ou est-il en train de vivre la vie. Ce jeu entre la vie et le regard, la distance, ce jeu-là crée non pas le poème lui-même, mais l’indécidable du poème, de la pièce de musique ou du tableau, de la photographie, peu importe. Cet indécidable appartient à l’hésitation entre être dans la vie et être dans la distance par rapport à cette vie. Et cette hésitation est peut-être un début de définition de ce qu’est l’art.
Bref, après avoir vu ce loup, je suis retourné chez moi, j’avais cent pas à faire (les plus longs de ma vie…), j’avais très peur mais j’essayais de ne pas faire de mouvements brusques. Finalement je suis rentré, mais le loup m’avait suivi et il est venu s’asseoir près de la maison. Durant les jours qui ont suivi et ce pendant un mois, environ, le loup a marché avec moi lors de mes sorties en forêt, parfois à trois mètres de moi, mais parfois à moins d’un mètre. Et puis tranquillement, je me suis habitué. Je crois que je me sentais privilégié.
Il y a donc eu une certaine habitude du loup qui a remplacé la peur de celui-ci ?
Oui, parce que tu vois, à un moment donné, il est disparu (je ne l’ai plus revu, d’ailleurs), et je me suis mis à le chercher. Je ne marchais plus simplement en forêt, je le cherchais, je voulais le retrouver. J’avais une autre idée du bois qui était celle de retrouver le loup. Il est très bizarre de passer d’une peur culturelle, mythologique du loup, à une « quête » de celui-ci; et se dire finalement que c’est vraiment moins agréable de marcher dans les bois, sans lui, sans « mon » loup. C’est le paradoxe là-dedans qui m’intéresse. Comment peut-on à la fois être heureux de marcher avec un loup et, en même temps, en avoir peur?
De même quand j’étais enfant, mes parents louaient un chalet très haut dans les Laurentides; là, aussi, il y avait aussi beaucoup d’animaux sauvages. Mon père m’emmenait marcher avec lui dans la forêt, c’était presque les seules occasions durant lesquels j’avais de réels contacts avec lui. C’était donc précieux pour moi. J’ai retrouvé ce plaisir trente ans plus tard. Marcher en forêt devenait polysémique: le plaisir, la peur, l’enfance, l’adulte devenu…
Pourquoi autant de temps entre cette expérience et l’écriture de ce recueil ?
J’aurais été incapable d’écrire ce livre il y a 35 ans: je vivais ces expériences, je ne les regardais pas.
Et vous n’avez pas écrit de toute cette expérience?
J’écrivais un peu, je prenais de petites notes. En fait, à ce moment-là, je pensais en faire un roman. Mais, je voyais bien que les phrases que cette expérience m’inspirait étaient plus des phrases de poèmes, des phrases synthèses, illuminantes.
Avez-vous gardé certaines de ces phrases pour le recueil d’aujourd’hui ?
Oui, quelques-unes, mais peu, en fait. Et puis il y a eu d’autres sources ou d’autres inspirations qui sont apparues pour écrire ce recueil; par exemple, le loup dont je parlais s’est chargé d’un autre sens, pour moi, avec les années… Dans le journal local de l’époque, était paru un petit article parlant de ce loup qui avait été vu à plusieurs reprises par les villageois. On nous disait de faire attention, le loup semblait vouloir se faire ami des humains… Que c’était probablement un vieux loup qui avait été rejeté par sa meute parce qu’il ne pouvait plus la suivre… Alors, évidemment, en vieillissant, je ressens aujourd’hui cette espèce de mise à distance, cette mise à l’écart. D’une certaine façon, ce loup de mon passé, c’était moi, maintenant… Je me suis rencontré, il y a trente cinq de cela. Cette expérience du vieillissement est évoquée dans le recueil.
Est-ce que vous aviez d’autres sources d’inspiration qui ne découlaient pas de cet épisode en forêt ?
Oui. De récents contrats d’écriture m’ont donné l’envol, si je peux dire, à l’écriture de ce dernier livre… Et le hasard a voulu que ces contrats avaient tous à voir avec la nature… Ces textes ont été les déclencheurs de souvenirs enfouis bien loin dans ma mémoire. Évidemment, plus je travaillais, plus les souvenirs remontaient avec précision, ces «films» intimes de ce séjour dans la forêt, celle d’il y a trente ans comme celle d’il y a soixante. Ensuite, l’écriture a fait le reste, en mettant en phrases ces souvenirs, d’autres venaient enrichir le recueil en devenir, et à partir de là les poèmes se sont construits sur un an et demi. Quand j’ai pensé avoir assez de textes pour donner l’idée que je voulais développer, je me suis mis à plancher tous les jours… Pendant les trois mois qui ont précédé la remise du premier manuscrit, je travaillais 8 ou 9 heures par jour ou davantage, sans m’arrêter… Je pouvais me retrouver complètement étourdi, assommé devant mon écran, pour me rendre compte que j’avais oublié de manger de toute la journée. C’était très intense. Maintenant que ce recueil est fini, je suis en convalescence; j’étais tellement nerveux, angoissé. Je me souviens, j’ai envoyé à Kim et à Jean-François et ce, en deux jours, cinq versions du recueil… Comme tu peux voir, c’était l’angoisse totale.
Est-ce que tous les recueils vous causent autant d’angoisse, ou c’était propre à celui-ci ?
C’est arrivé avec ce recueil. Évidemment, je ne peux pas te parler de ceux qui viendront, mais c’était vraiment pire que pour ceux que j’ai faits dans le passé, et je ne sais vraiment pas pourquoi. Je devine… Peut-être… parce que la dimension narrative est vraiment plus importante que dans les précédents. Je me disais: est-ce que je recule ou est-ce que j’avance en tant qu’écrivain? J’avais noté une formule dans mon carnet d’écriture: « Je ne veux pas écrire un autre livre, je veux écrire un nouveau livre. » J’avais l’impression d’avoir écrit quelque chose que je n’avais pas fait dans mes autres livres… C’est bien joli de s’en rendre compte mais, il faut aussi l’assumer. Est-ce que j’assume la dimension narrative du recueil? Il y a moins, par exemple, de phrases cassées que dans mes autres recueils. C’est donc plus facile à lire et c’est ce qui me donnait l’impression de régresser. Et puis, quand tu fais quelque chose que tu n’as jamais écrit, tu ne sais pas comment le classer dans ta tête. Au bout du compte, je ne sais pas aimer ce Misère et dialogue des bêtes. Tu vois, depuis que j’ai reçu le produit final, la mise en page et tout, je me réveille en pleine nuit pour tout relire. J’ai dû faire ça au moins dix fois depuis un mois.
Est-ce que c’est la réception du recueil qui vous fait peur, est-ce que vous y pensez plus qu’avant ?
Je ne sais pas à quel point la critique me fait peur… Je n’y pense pas tellement, en fait. Ce sont mes affaires à moi qui me tarabustent, mon écriture qui m’embête; la critique m’importe bien sûr mais, pas tant que ça. J’ai bien plus peur de regarder ce recueil dans quelques années et me dire « Voyons donc, comment t’as fait pour écrire quelque chose d’aussi mauvais… » L’écriture de Misère et dialogue des bêtes m’apparaît si différente (l’est-elle vraiment ?) de ce que j’ai fait avant que je me méfie d’elle. Tu vois, mon travail s’est trouvé un peu inversé ; habituellement, à cause justement de la phrase cassée que j’utilise beaucoup, il faut que je travaille mes textes pour les rendre plus lisibles, moins hermétiques. Mais là, avec ce recueil-là, c’était le contraire – je me disais: « C’est tellement lisible, banal et en à-plat, qui va s’intéresser à ces textes? Ce ne sont que des souvenirs personnels, ça n’a pas vraiment d’intérêt ». Donc, inutilement, j’ai complexifié, trituré, rapiécé, pour finalement revenir sur mes pas. C’est toujours le vieux problème de l’écriture, écrire cents mots pour en trouver deux d’intéressants.
En fait, je me suis aperçu que je n’avais pas pris assez de distance par rapport à ce recueil pour bien l’évaluer ; quand je l’ai présenté à Kim et Jean-François (éditeurs de Poètes de brousse), ce mot-là, « narration », n’est jamais sorti. C’est même Jean-François qui m’a conseillé de rajouter quelques poèmes en italiques (à l’origine, il n’y en avait qu’un seul) pour « calmer » la lecture, le lecteur, pour le laisser respirer un peu. Il me répétait que le recueil était trop intense. Je pense que finalement j’y ai trop travaillé pour l’aimer aisément. Je ne le perçois pas pour ce qu’il est parce que j’en suis encore trop proche. Les éditeurs sont fondamentaux pour un auteur, pas uniquement parce qu’ils permettent la sortie du livre, mais parce qu’ils te révèlent à ton propre texte. Et comme je n’ai pas un talent naturel pour l’écriture, le regard de l’éditeur m’est précieux.
Je voyais beaucoup, dans ce recueil, votre formation d’anthropologue ressortir – est-ce que c’est une corde à votre arc que vous avez eu plus l’impression d’utiliser pour ce livre ?
Quand je suis entré en anthropologie, je savais que ça ajouterait quelque chose à mon travail d’écrivain. J’ai fait, par exemple, ma maîtrise sur la mythologie sekani et ses rapports à la construction mentale de leur vie quotidienne; une partie d’un mythe, d’ailleurs, apparaît dans Misère et dialogue… Aussi, un des éléments importants de mon mémoire porte sur le Suranimal, non pas l’animal qu’on voit, mais ce qu’il est fondamentalement. Dans la pensée autochtone, l’animal est toujours supérieur à l’être humain parce qu’il n’a besoin et n’a eu besoin de rien pour survivre depuis des millénaires, tandis que l’humain a besoin pour survivre de son manteau, sa maison, sa technologie, etc. L’animal a donc une manière de faire les choses qui lui a permis de passer au travers des obstacles que l’humain aurait beaucoup de difficultés à franchir, seul. Dans la culture occidentale, on considère l’humain supérieur aux animaux, c’est le contraire dans la mythologie et la pensée autochtone. Cette idée est aussi visible dans le recueil.
Pour explorer votre rapport à l’animal sous un autre angle ; est-ce que vous êtes une personne qui a des animaux de compagnie ?
Pour l’instant je n’en ai pas, mais j’ai déjà eu des chats, des chiens. J’ai déjà eu treize chats à la fois, à la maison. C’était terrible et formidable, en même temps…
Donc vous être réellement fasciné par les animaux en général, autant sauvages que domestiques ?
Honnêtement, je pense que j’ai un don de proximité, de complicité avec les animaux. Je m’entends très très bien avec eux, et ils me le rendent bien. C’est habituellement vers moi que les chiens viennent, s’il y a plusieurs personnes dans une pièce. Enfant, on m’interdisait d’écouter des films dans lesquels un ou des animaux étaient d’importants protagonistes. Je pleurais trop longtemps ou trop souvent devant les films dans lesquels des animaux se faisaient blesser ou mouraient. Je comprends (est-ce le bon mot ?) ce qu’ils sont, ce qu’ils vivent ou ressentent.
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