Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire ce livre, quelle est sa genèse?
Je pense qu’il y a trois origines qui ont convergé à un moment donné et qui m’ont poussée vers l’écriture de ce recueil.
La première, c’est une figure qui m’obsède depuis vraiment longtemps : l’objet du miroir. Quand j’étais à l’université, je faisais partie d’un collectif d’auteurs et d’autrices qui écrivaient de la poésie pour la scène, et dans plusieurs de nos spectacles, on avait des miroirs, et c’est un des objets qui m’inspirait le plus. Probablement à cette époque-là un peu inconsciemment, j’étais obsédée par le besoin du regard de l’autre sur soi, le besoin de la validation de l’autre, et aussi l’image projetée à travers le miroir, qui peut devenir l’écran virtuel. À l’Université Laval, il y avait aussi, dans le pavillon Desjardins, des toilettes de bar qui ressemblaient à des toilettes de vestiaires, et il y avait deux immenses miroirs qui se faisaient face, et donc quand tu allais dans ces salles de bain-là tu te voyais décuplée à l’infini. Ce phénomène-là d’une réflexion dans une réflexion dans une réflexion, sans fin, ça me fascinait aussi. Donc voilà, l’objet-miroir m’a toujours interpellée.
Après ça, il y a eu ma lecture de La théorie un dimanche qui m’a beaucoup influencée. Dans le texte de Nicole Brossard, il y a toute une réflexion sur les jeux d’optique, le foyer d’optique, la focale, qui sont des termes qui reviennent dans les titres de mes sections. Ce texte de Nicole Brossard m’a vraiment piquée, dans le bon sens, parce qu’elle propose qu’on est vraiment constituées de ces mille facettes-là, de ces milles reflets. Elle parle aussi des visages et des figures : les visages, ce sont les femmes qui sont proches dans l’intimité, et les figures, c’est plus les emblèmes, des femmes de la mythologie, des popstars, etc. Bref, dans les deux cas, ce sont des femmes qui agissent comme modèles. Toutes ces femmes finissent par nous constituer parce qu’on les voit constamment, elles nous traversent et on en garde quelque chose. Ce que j’ai aimé dans son texte, c’est le fait qu’on ne choisit pas nécessairement ce qui va nous traverser, les modèles auxquels on veut ressembler, qu’il y a beaucoup de construction sociale là-dedans, et que c’est à nous en temps que femmes, en tant que féministes, de changer ces modèles-là et de donner des nouveaux modèles à reproduire. Tout ça avait ouvert pour moi un champ des possibles super intéressant.
Avec tout ça, je me posais beaucoup la question : « À qui je m’adresse quand j’écris? » Et le premier modèle qui m’a vraiment frappée dans ma vie, c’est ma mère, fait que c’est ça, la troisième influence : je me demandais ce que j’ai à dire à ma mère, ce qu’il y a à réconcilier entre nous, quels ont été ses modèles à elle, pour le meilleur et pour le pire. Quelles sont les choses qu’elle m’a transmises malgré elle?
Ma mère, à 6 ans, son père est parti et elle ne l’a jamais revu. Elle a souffert d’une blessure de l’abandon. Et ensuite, beaucoup plus tard, elle a divorcé de mon père après plusieurs années de mariage, et là c’était comme un deuxième abandon dans sa vie. Plus tard, je me suis rendu compte que mes relations avec les êtres humains, que ce soit des femmes ou des hommes, sont vraiment teintées par cette peur-là d’être la femme abandonnée qu’a été ma mère, cette peur-là d’être rejetée, de ne pas être aimée assez, ou de ne pas être plus aimée qu’une autre. Donc c’est la question de tout ce qu’elle m’a transmis malgré elle. Inconsciemment, j’ai compris qu’il fallait plaire, qu’il ne fallait pas être abandonnée, et c’est cette réflexion intime qui est venue se coller à la réflexion sur le miroir et à la réflexion féministe de Nicole Brossard. Ce sont ces trois forces-là qui sont venues confirmer le projet.
Tu parles de la mère, de ce qu’elle nous transmet sans le voir, et il y a une image dans ton recueil que tu travailles beaucoup en lien avec ça : l’enfant qui regarde sa mère se regarder dans le miroir. C’est vraiment une image qui est venue me frapper. T’sais, quand j’étais enfant et que je regardais ma mère se « préparer », il y avait une attirance, une fascination pour cette activité-là, mais c’était aussi une sorte de prescription ; tu vois ta mère se maquiller à tous les matins, et tu te dis « moi aussi, plus tard, je me maquillerai à tous les matins. »
Oui, d’ailleurs, par rapport à ça, j’ai vraiment hâte de lire le nouveau livre de Daphné B., Maquillée. Toute petite, le coffre de maquillage de ma mère était pour moi comme un coffre aux trésors, quelque chose de très précieux, et mes sœurs et moi n’avions pas le droit d’y toucher. Des fois, quand elle avait des rouges à lèvres usés ou des choses comme ça, elle nous les donnait, pour jouer à la poupée ou peu importe, et on trippait.
Chez nous, dans la salle de bain de mon enfance et de mon adolescence, c’était particulier parce qu’il y avait un très long comptoir avec deux éviers, et au-dessus, un très long miroir. Alors on pouvait se préparer en même temps le matin, se parler, et se regarder à travers le miroir. Donc t’es l’une à côté de l’autre, mais tu te regardes pas vraiment, ton reflet regarde le reflet de l’autre.
C’est peut-être en voyant ma mère se maquiller que j’ai réalisé que ma mère était pas juste une mère, mais une femme aussi, avec des désirs. Au moment où j’ai pris conscience que ma mère avait des désirs de femme, elle n’était déjà plus avec mon père. Donc c’était un peu troublant pour moi de réaliser que ma mère voulait plaire à des hommes que je ne connaissais pas.
Je pense que c’est ça, aussi, le maquillage, la réalisation que ta mère n’est pas juste une mère, mais une femme, avec des désirs, et que toi aussi tu les auras plus tard ces désirs-là, le « désir d’être objet de désir », comme je dis dans le recueil. Faire de soi un objet et contrôler l’objet-corps qu’on est.
Un thème que j’ai remarqué être important, autant dans ce recueil que dans ton premier, Casse-gueules, c’est la filiation entre femmes. Qu’est-ce qui te fascine là-dedans?
D’abord, il faut dire que je m’intéresse très platement et littéralement à la généalogie. Et je trouve ça frustrant à quel point c’est difficile de remonter la généalogie des femmes, parce qu’elles n’ont pas de nom de famille qu’elles se transmettent dans la société patriarcale dans laquelle on vit, donc c’est souvent très difficile de savoir qui étaient nos ancêtres femmes et d’avoir des informations sur elles ; les hommes, souvent, avec leurs noms, tu vas avoir leurs métiers et quelques informations de plus, mais les femmes, c’est toujours « l’épouse de ». Ça me fascine parce qu’il y a un lien corporel direct d’une mère à une fille à une mère à une fille, etc. T’es sortie de son utérus, t’sais. Il y a vraiment l’image de la poupée russe qui m’obsède avec la filiation, j’y touche d’ailleurs dans Vanités.
Sinon, un moment donné j’ai aussi eu le goût de me tracer mon propre arbre généalogique intellectuel et artistique. Me trouver des affiliations, me demander ce à quoi j’appartiens dans tout ça. Qui pense comme moi, qui m’émeut, qui j’ai envie de suivre? Et puis de savoir, ces personnes-là, qu’est-ce qu’elles ont lu, vers quoi elles pointent qui est venu avant elle. On peut remonter de plus en plus loin jusqu’à des figures qui ont inspiré des générations ; tu remontes jusqu’à Virginia Woolf pour plein d’écrivaines, par exemple. Donc voilà, créer une constellation d’influences, de femmes auxquelles je me sens liées, des sœurs et des mères de poésie. La filiation pour moi, c’est important de cette manière-là aussi, parce que je viens d’une famille relativement éduquée, mais pas nécessairement intellectuelle, qui ne m’a pas transmis des connaissances en philosophie ou en littérature. Il y avait donc cette lacune-là, et j’avais le goût d’avoir un ancrage, et plus particulièrement un ancrage autre que masculin, dans les dernières années. C’est quelque chose qui est abordé dans Chasse à l’homme de Sophie Létourneau et qui a beaucoup résonné avec moi : quand elle dit qu’elle a réalisé à 26 ans qu’elle était une femme, et qu’elle avait toujours voulu être un grand écrivain, non pas écrivaine. Moi, en passant à travers le bac et la maitrise, j’ai étudié presque juste des hommes, et c’est vrai qu’inconsciemment tu te dis « Ah, c’est ça que je veux faire, moi aussi, c’est ça que je veux être. » Jusqu’à temps que je me rende compte que je veux pas être un écrivain, je veux pas être comme eux, et c’est là que je me suis mise à chercher un sillon féminin. Mais ça a pris quasiment 10 ans d’université, t’sais!
On sent vraiment une parenté à la fois formelle et thématique entre Casse-gueules et Vanités ; était-ce voulu, et pense-tu poursuivre dans cette direction pour tes futurs recueils?
J’ai l’impression que Vanités est à l’intérieur de Casse-gueules, en fait, parce qu’il est beaucoup plus intime, beaucoup plus près de moi. Dans Casse-gueules, je pense que j’avais peur de cette proximité-là, je pense que je me protégeais encore beaucoup, en utilisant le pronom « elle » entre autres. Vu que c’était mon premier, j’avais comme peur d’y aller all in, d’aller dans quelque chose de trop personnel, que ça ne soit plus universel. Vanités poursuit, développe des choses qu’on retrouvait dans Casse-gueules.
Je sais plus qui a dit qu’on réécrit toujours le même livre, mais j’ai l’impression qu’il y a un peu de ça dans mon écriture présentement : tout est concentré dans Casse-gueules, et je vais chercher des vers précis pour les déployer et en faire autre chose, d’autres livres.
Donc effectivement, je ne vois pas Vanités comme distinct de Casse-gueules, je les vois accrochés l’un à l’autre, et il y aura sûrement d’autres livres qui s’accrocheront à eux, qui formeront une espèce de suite, mais je ne sais pas combien il y en aura.
J’aurais voulu revenir sur cette image de la poupée russe que tu abordes dans Vanités ; je voyais un lien entre cette image et le casse-gueule de ton premier recueil. Est-ce qu’il y en a un?
Oui. Dans Casse-gueules, les sections ont des noms de couleurs, et les poèmes diminuent en nombre de vers, jusqu’à ce qu’on se rende au cœur, au centre du bonbon, comme au centre de la Terre. Chaque couche représentait des stéréotypes et des cadres sociaux desquels il faut se sortir. Je pense qu’on passe notre vie à essayer de faire fondre le casse-gueule.
Dans le cas de Vanités et de la poupée russe, je fais l’inverse : je pars de l’intérieur, de l’enfant, au lieu de partir de l’extérieur et d’aller vers le centre. Je pars d’une super belle citation de Denise Desautels : « Je me rappellerai que je porte en moi une enfant inconsolable que le poème, parfois, illumine. » C’est vraiment venu me chercher, parce que j’ai des cicatrices, des blessures au fond de moi qui viennent de loin et qui ont forgé qui je suis, et la poésie me permet de me les révéler à moi-même, et aussi de mettre un baume sur elles. Je pars de cette enfant-là, de son inconscient. Je vois moi petite, mais aussi ma mère petite. Tout ce bagage qu’on porte inconsciemment, t’sais, à quel point les princesses Disney ont bousillé nos attentes, ou même les popstars qui ne sont pas nécessairement saines comme modèles… Quand je pense à l’enfant qui est à l’intérieur, je pense à toute cette naïveté-là, à cette capacité qu’on a d’être des éponges et de tout absorber. J’ai envie de retrouver cette enfant-là et de lui dire d’en prendre et d’en laisser. Aller chercher cette enfant pour lui parler, la faire remonter.
La poupée russe, c’est aussi l’idée que comme femme, on contient plusieurs femmes, qu’on est contenues dans plusieurs femmes.
As-tu des recommandations littéraires à nous faire, des coups de cœur récents?
J’ai beaucoup aimé Chasse à l’homme de Sophie Létourneau. Un autre gros coup de cœur que je recommande cette année, c’est La trajectoire des confettis. Sinon, j’ai adoré La théorie un dimanche. Ça m’a ouvert plein de pistes pour l’écriture de ce recueil-là et pour ma pensée féministe en général.
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