Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce recueil, quelle est sa genèse?
Écrire ce recueil relevait du besoin de combler une brèche dans mon petit et insignifiant parcours d’humain, de migrant, d’Africain, d’Ivoirien qui apprend, depuis trois ans, à devenir noir. En fait, je dois l’avouer, ce recueil ne ressemble pas du tout à sa forme initiale, aux premiers gribouillis esquissés dans mon « carnet de migrant » à l’aéroport de Bruxelles, lorsque je quittais mon pays pour le Canada. Deux années plus tard, en 2016 donc, j’avais entre les mains un manuscrit qui s’intitulait « J’ai la glissanterie ». Une sorte d’hommage à Glissant puisque sa parole m’a servi de divan pour surmonter le dépaysement et ne pas m’engouffrer dans une nostalgie triviale. Ce recueil-là, je l’ai proposé aux éditions « Mémoires d’encrier » qui l’ont gentiment refusé. Ils avaient eu raison. Tout y sonnait faux. Je n’avais pas encore pris le temps de digérer les paysages canadiens et ma condition de presque-noir, vu que je ne l’avais jamais été auparavant. Tout ça demande du temps, et, à vrai dire, c’est embarrassant. Alors, j’ai eu comme une illumination, une voix intérieure qui me demandait de régler mes comptes avec mon pays, ses frontières fictives, ses dépotoirs à ciel ouvert, sa guerre etc. J’ai alors abandonné mon « carnet du migrant », en ai acheté un autre, puis me suis mis à arpenté ma propre mémoire. Carrefour-Samaké est tout banalement né de l’un de mes leitmotivs, celui d’être libre de choisir sa propre ancestralité.
Pourquoi la poésie comme medium pour vous exprimer?
Carrefour-Samaké est le premier volet d’une trilogie ou d’une tétralogie. On verra bien. Je l’ai écrit en même temps qu’un roman que je viens d’achever qui aborde la post-crise politique ivoirienne, mais qu’il me faut encore réécrire. Chaque fois que j’avais l’impression que c’était moi qui voulais parler à la place des personnages, je sautais sur mon carnet de poèmes et y gribouillais des mots. C’était assez drôle d’être balloté entre deux formes d’expression. Ça m’a pourtant beaucoup plu. Et je pense que je continuerai à écrire de la sorte. Quand j’écris de la poésie, j’assume mon « Je », je me dévoile au sens le plus apocalyptique du terme. Pour le roman, il me faut toujours converser avec des personnages. On dirait quelqu’un qui essaie de s’accommoder de sa schizophrénie. (Rires)
Avez-vous un processus d’écriture particulier, par exemple des préférences dans la méthode, l’endroit ou le moment pour écrire?
Des endroits préférés? Non, même si j’avoue avoir un penchant très prononcé pour les transports en commun. Les avions et les bus surtout. Je déteste écrire dans les cafés. Ce n’est pas faute de n’avoir pas essayé. Les gens y sont trop sérieux, parfois guindés.
Lorsque je finis d’écrire un poème, j’en publie un fragment sur Facebook. Je m’amuse à le modifier au fur et à mesure sur l’écran. Beaucoup de fragments de Carrefour-Samaké ont déjà été graffités sur mon mur. Ils y prennent leur forme finale. L’écran me donne la sensation d’avoir une projection de mon écriture. Il y a quelque chose comme une mémoire qui se plaît à être évanescente. C’est une expérience d’écriture tout à fait passionnante!
Quels sont vos auteur(e)s préféré(e)s, voir des citations qui vous habitent?
Je les appelle : « mes ancêtres ». Et des ancêtres, j’en ai beaucoup trop. Stassen ou encore Yvan Alagbé, pour la bande dessinée. Son album « L’Ecole de la misère » est bouleversant tant le dessin est poétique. Pour le cinéma, il y a Bela Tarr, King Ampaw, Bergman, Michael Haneke, Tarkovksky, Roger Gnoan M’bala et j’en passe. Des profils tous très différents les uns des autres. Quant on en vient au roman et à la poésie, je dirai furtivement Mishima, Darwich, Tchicaya U’ Tam’si, Glissant, Monenembo, Michel Tournier, Bernard Dadié, Réjean Ducharme que je découvre de proche en proche. Il m’est franchement impossible d’en donner une liste exhaustive. Chacun d’eux aide à mettre un peu plus de désordre, de chaos dans le puzzle de mon identité.
Une citation préférée? C’est un verset très banal de Mahmoud Darwich, extrait de « Le lanceur de dés ». Il dit tout simplement « Je n’étais pour rien dans ce que je fus ». Tout est dit. Cette phrase fait écho au récit dissipé et frénétique du narrateur de « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertesz. La question peut se résumer ainsi : comment voulez-vous que je sois fier d’un hasard? Que je me batte, que je tue, que je haïsse pour une prétendue identité qui n’est que le fruit du hasard?
À part l’écriture et la littérature, quels sont vos autres intérêts/occupations?
Une longue séance de déambulation dans la ville avec mon casque audio. Impossible, pour moi, de le faire en hiver. Et lors de mes séjours à Abidjan, soit je lis ou regarde des films, soit je fais le tour des patios en bordure de mer avec mes amis.
Pourriez-vous nous faire découvrir un ou des artistes ivoiriens que vous aimez particulièrement?
Je vais dire une ânerie. Le premier écrivain ivoirien que j’affectionne c’est Mahmoud Darwich. Pour moi, il est, sans conteste, un poète ivoirien. Je n’ai qu’à ôter le mot « Palestine » de ses poèmes, les remplacer par le mot « Côte d’ivoire ». J’ai la ferme conviction qu’il a écrit pour moi, et qu’à côté de ses poèmes, ce que j’écris n’est que bavardage. Et puis, la nationalité c’est du vide, quelque chose à remplir avec de la haine, une carte d’identité, un passeport, du bruit, des fictions ancestrales qui passent pour être des mythes. Tout comme avec le vide, la nature a horreur de la nationalité. Alors, il faut la remplir de tout ce qui traîne sous la main.
Après lui, il y a Bernard Dadié et Charles Nokan. On parle beaucoup moins du deuxième. Et pourtant, j’ai rarement vu un écrivain dont la foi pour le marxisme esthétique est aussi grosse que ma carte d’identité. Je citerai aussi deux poètes et un romancier : Josué Guébo, Henri Michel Yéré et Gauz. Je pense aussi aux performeurs poétiques. Bee Joe, Niw’lou, Lyne, Placide Konan. Il y aussi Kapegik et L’Etudiant qui, avec leurs performances, font un pied-de-nez au français sans adjectif.
Mais plus que tout, les artistes ivoiriens que j’aime particulièrement sont tous de ce genre musical populaire appelé « coupé-décalé ». Depuis Warhol et le pop-art, le coupé-décalé de DJ Arafat, DJ Moasco, Serpent noir DJ, Matrix Ebonga…est le plus beau mouvement de vacuité historique et de non-sens délibéré.
Entretien mené par Myriam Vincent.
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