Quand est-ce que tu as commencé à prendre conscience des iniquités reliées à la charge mentale et au travail domestique dans les couples?
En le vivant moi-même. Ce que je trouvais difficile, il y a quelques années, alors que je vivais avec une charge mentale lourde, c’est que justement, l’expression « charge mentale » n’était pas présente dans notre culture populaire. Alors je ressentais que notre situation, à mon conjoint et moi, n’était pas égalitaire, parce que c’était toujours moi qui devais organiser notre quotidien, mais comme il n’y avait pas de mot pour mettre le doigt sur ce sentiment, et que personne n’en parlait vraiment autour de moi, je n’étais pas sûre que c’était légitime, ce que je vivais. Il a fallu que je sois complètement épuisée pour comprendre que quelque chose clochait réellement : ça s’est passé quand je suis retournée au travail après la naissance de notre fils. J’étais coordonnatrice d’un organisme communautaire, et comme je coordonnais aussi notre vie familiale, je n’arrivais plus à tenir le rythme. Je n’avais plus d’espace pour apprécier les petites joies du quotidien; j’étais trop surchargée mentalement. À partir de ce moment-là, quand j’ai commencé à vraiment mal aller, je me suis mise à en parler autour de moi, et surtout à observer ce qui se passait dans les autres familles, et je me suis rendu compte que c’était quelque chose de généralisé dans mon milieu, cette surcharge mentale qui reposait sur les femmes des couples hétérosexuels. Même si je pensais que les femmes de ma génération n’étaient plus là-dedans (je n’ai pas encore 40 ans), je me suis rendu compte qu’en fait, même si on avait fait des progrès au niveau de la répartition des tâches « pratiques », au niveau de la charge mentale, il y avait encore un énorme travail à faire.
Et est-ce que la BD d’Emma, qui a vraiment mis un mot sur la charge mentale et a « popularisé » le sujet, t’as aidé?
Absolument. J’avais déjà commencé à essayer de mettre des mots là-dessus et à écrire sur le sujet, mais là, c’était une expression qui devenait utilisée dans l’espace public, alors on avait tous un mot commun à mettre sur ce sentiment qu’on avait. Ça a facilité les discussions avec mon conjoint ; avec le mot « charge mentale » sont venus plein d’exemples concrets de ce que ça représentait. Et aussi, ça m’a montré que je n’étais vraiment pas seule à vivre ce poids dans notre quotidien, cette fatigue qui me suivait toujours.
Comment en es-tu venue à vouloir écrire un essai sur le sujet et comment y es-tu arrivée?
Comme je l’ai déjà dit, la charge mentale avait un impact important sur ma vie. Le fait d’avoir cette responsabilité-là dans ma vie familiale et au travail, ça m’empêchait d’apprécier les petites joies de la vie, et ça m’empêchait de faire des choses que j’aime, par exemple m’impliquer dans ma communauté. Je manquais d’espace mental : j’avais toujours l’impression que j’allais oublier quelque chose, parce que tout reposait sur mes épaule
J’ai voulu écrire l’essai parce que quand je suis arrivée à avoir une discussion en profondeur avec mon conjoint sur la charge mentale et qu’on a réussi à trouver des solutions pour mieux répartir les responsabilités dans notre famille, immédiatement nous avons commencé à être plus heureux – et on l’était déjà avant, on était super amoureux, mais là, notre couple était plus fort, et j’étais plus heureuse, soulagée d’un gros poids, et ça rendait mon conjoint plus heureux aussi de me voir comme ça. Avant, je me sentais un peu comme le soutien de la famille, comme une subalterne, alors qu’à partir de là, je me sentais son égale.
J’ai donc voulu écrire cet essai parce que je me disais que d’autres couples pouvaient bénéficier de ce cheminement-là. C’est pour ça que je voulais avant tout créer des outils pour aider au calcul et à la répartition de la charge mentale, parce que faire ce travail-là, ça peut apporter tellement de bonheur à un couple. Ça a été un long processus de développer tout ça. Je voulais trouver des outils qui ne responsabilisent pas les femmes, parce que c’est souvent ça qu’on voit, des gens qui disent que c’est aux femmes de régler le problème, ce qui est très ironique quand on parle de charge mentale. Ah, vous trouvez que vous avez trop de responsabilités au quotidien? Ben on va vous rajouter la responsabilité de changer les choses! J’ai donc développé des outils à utiliser à deux, et des réflexions pour amener les gens à prendre conscience des inégalités qui demeurent présentes dans nos familles.
Un autre aspect que je voulais aborder dans le livre, c’est pourquoi et comment je m’étais retrouvée à avoir ces responsabilités liées à la charge mentale, alors que je ne les avais jamais demandées, que je suis féministe et que mon amoureux est un homme extraordinaire qui excelle au travail, qui est parfaitement capable de gérer des dossiers dans sa vie professionnelle – pourquoi est-ce qu’il ne pouvait pas recréer ça dans notre vie de famille, même s’il nous aimait énormément, moi et notre fils? Ce n’était vraiment pas une question de manque d’amour. C’est important de le souligner : les inégalités dans la répartition de la charge mentale, ce n’est pas causé par manque d’amour, ou parce que notre conjoint est une mauvaise personne. C’est plus compliqué que ça, et pour changer les choses, il faut d’abord comprendre ce qui permet aux inégalités de s’installer – sinon, on va toujours retomber dans nos vieilles habitudes.
L’essai est écrit dans un ton très bienveillant ; ça donne un texte très rassembleur, ce que n’appelle pas nécessairement le thème de la charge mentale. Pourquoi as-tu décidé d’adopter ce ton-là? Est-ce que c’était une décision réfléchie, ou ça te venait naturellement?
Oh non, ce n’était pas naturel pantoute! (rires). J’ai vraiment pris un moment pour y réfléchir, pour me demander quel ton serait approprié, pourrait faire en sorte d’amener des changements, que les gens aient le goût de faire la démarche pour cheminer dans le partage de la charge mentale.
C’est un sujet quand même délicat ; c’est lié à beaucoup de tension. Il faut se questionner, d’où vient cette tension-là ? Parce que ce ne sont pas des thèmes qui devraient être tendus à ce point. Le fait que les femmes fassent plus de travail non-rémunéré, ça les désavantage sur plusieurs plans (économique, temps libres, surcharge mentale). Quand un homme et une femme parlent de ce sujet, il s’agit de partager des ressources et donc, pour les conjoints, de perdre quelque chose. Et donc j’essayais de trouver une façon d’en parler qui allait désamorcer les tensions du sujet, mais en même temps, on ne peut pas nier que, si on veut que les choses changent, il va falloir qu’il y ait des efforts de mis là-dedans. On peut faire de l’humour, mais on ne peut pas passer à côté des faits qui démontrent les injustices… Je voulais trouver un équilibre dans l’essai.
Comment es-tu arrivée à trouver cet équilibre?
Ce sera aux lecteurs et lectrices de me dire si j’y suis arrivée! J’ai essayé d’écrire un livre que j’aurais aimé lire. Et j’ai eu beaucoup d’aide de ma communauté, je l’ai fait lire à plein de gens de mon entourage, avant même de l’envoyer à des maisons d’édition. Des hommes, des femmes, de mon quartier, de mes amis, de ma famille… Donc j’ai eu beaucoup d’aide, beaucoup de commentaires sur le ton, justement, qui m’ont permis de m’ajuster.
-Comment as-tu élaboré les outils (très efficaces!) qu’on trouve dans l’essai pour mieux partager la charge mentale et le travail domestique?
Le but premier du livre, c’était de présenter des outils. Il y avait déjà plein d’autrices avant moi qui avaient fait un travail extraordinaire sur la charge mentale, mais je trouvais que ça manquait de façons pratiques de changer les choses dans son propre couple. J’étais aussi très tannée qu’on dise aux femmes d’apprendre à déléguer, ou à lâcher prise. Et je voulais aussi élaborer des outils qui soient utilisés par les deux membres du couple, et non pas juste par la personne qui a une plus grosse charge mentale. Je me suis rendu compte, grâce à mes propres expériences, que ce qui fonctionnait, ce n’était pas d’essayer de se partager des tâches, mais bien des dossiers. Parce que quand j’étais responsable avec mon mari d’un dossier, et qu’on avait les deux des tâches à accomplir dans ce dossier-là, c’était moi qui devenais responsable de faire les suivis et d’avoir une vue d’ensemble de la situation. Alors que quand c’est lui qui a un dossier au complet, il se débrouille très bien tout seul, et alors je peux complètement arrêter de penser au dossier. En plus, ça permet à la personne responsable du dossier de faire les choses à sa façon. Et il fallait que l’outil soit concret et complet, qu’il parle en détails de tous les dossiers et responsabilités qu’il y a à se partager, parce que si un partenaire en fait moins que l’autre dans le couple, il y a probablement des choses dont il n’a même pas conscience qu’elles prennent du temps dans le quotidien pour être faites. Et ça permet une discussion basée sur le concret plutôt que seulement sur des émotions, des insatisfactions et des concepts. C’est sûr qu’à partir de là, il faut que les deux partenaires soient prêts à aller au fond des choses, au lieu de juste toujours être sur la défensive…
Le but de l’outil, c’est de s’asseoir et de vraiment regarder qui fait quoi, et surtout, combien de temps ça prend. Parce qu’on parle souvent de séparation des tâches en termes de nombre de tâches par personne et non du temps qu’elles prennent ; mais c’est faux de dire que d’être responsable de sortir les poubelles et de tondre le gazon équivaut à être responsable de la préparation des repas et du lavage!
-Pourquoi est-ce que tu penses qu’il est si important de parler des inégalités dans le partage de la charge mentale et du travail domestique dans les couples?
Parce que c’est quelque chose qui a énormément d’impact sur la vie des gens. Ça a des impacts sur tous les aspects de la vie des femmes : par exemple, professionnellement, si elles ont une lourde charge domestique à la maison, c’est sûr qu’elles sont moins disponibles, plus fatiguées, lorsque vient le temps de s’investir dans leur vie professionnelle. Ça a aussi un impact sur leur temps de loisirs et leur temps pour les implications sociales et communautaires qui sont importantes pour elles. Et sur leur santé financière aussi : en partageant la charge mentale, les femmes ont plus de temps pour le travail rémunéré, donc elles sont moins dans la précarité. Et j’ai déjà parlé des impacts que ça amène sur le plan du bonheur et du sentiment d’être l’égale de son partenaire. C’était donc central, pour moi, à la vie des gens.
-À qui est-ce que tu penses que cet essai pourrait bénéficier?
Toute famille qui a un fonctionnement qui ne semble pas égalitaire. Mais honnêtement, même si un couple pense que ça semble égal chez eux, je pense que ça peut être bénéfique à tout le monde de s’asseoir ensemble pour faire les exercices proposés et constater si c’est réellement égal ou non. Il faut aussi dire que si la portion théorique de l’essai s’adresse plus aux couples hétérosexuels, parce que c’est sur ces couples-là qu’on a le plus de données, la portion « outils » peut être utilisée par vraiment tous les couples.
C’est vraiment un essai sur l’égalité dans les couples, et je pense que tout le monde veut ça dans le sien ; mais on est dans un système qui ne favorise pas ça. On est dans un système qui favorise les inégalités, mais ça ne provient pas d’une volonté individuelle des gens qui composent le couple; dans le fond, si on fait preuve d’inertie dans un couple hétérosexuel, si on fait juste se faire porter par « la norme », on se retrouvera probablement dans une situation où la femme accomplira le plus de travail gratuit et invisible. Une fois qu’on prend conscience des inégalités, c’est là qu’on peut faire en sorte que ça change. Et il faut y mettre des efforts ; et ces efforts-là doivent venir en grande partie des gens qui sont privilégiés par le système actuel.
-Est-ce que tu aurais d’autres autrices féministes dont tu voudrais nous recommander les ouvrages, qui t’inspirent dans ta vie de tous les jours ou comme essayiste?
J’ai le goût de répondre : toutes! Pour de vrai, c’est difficile de faire un choix… Je vais en nommer quelques-unes, pêle-mêle, qui m’ont particulièrement influencée : Natasha Kanapé Fontaine, Martine Delvaux, Valérie Lefebvre-Faucher, Benoite Groult, Camille Robert, Manal Drissi, Jade Almeida, Joséphine Bacon, Nelly Arcan, Louise Toupin et Tithi Bhattacharya.
-Quels sont d’autres enjeux sociaux qui te tiennent à cœur, voir que tu voudrais peut-être exploiter dans un prochain essai?
Il y en a vraiment beaucoup. Je suis déjà impliquée dans le soutien aux personnes migrantes. Je trouve que c’est vraiment important d’aider les gens qui ont dû quitter leurs milieux parce qu’ils y subissaient des violences et des oppressions. La lutte pour la protection de l’environnement, aussi, tout ce qui touche à l’écoféminisme… La question de la charge mentale a un impact ici aussi, d’ailleurs : plus on va vivre des conséquences liées aux changements climatiques (et on en voit déjà ici, des gens qui ont subi des inondations, par exemple), plus il y a de travail non rémunéré à faire pour assurer le bien fonctionnement de la famille et de la communauté; comment se sépare-t-on cette charge supplémentaire?
-À part l’écriture et les enjeux sociaux, qu’est-ce qui te passionne?
Je dirais la littérature. J’aime aussi beaucoup m’impliquer dans ma vie de quartier, être dans la ruelle, organiser des activités avec mon fils et nos voisin-e-s, etc.
Laisser un commentaire