- Quelle a été la genèse du recueil?
C’est mon retour à l’école, en fait, qui a déclenché tout ça. Je suis entrée au doctorat en anthropologie dix ans après avoir fait ma maîtrise dans le même domaine, et en y retournant, je me suis rendue compte qu’il y avait eu un énorme changement théorique avec un nouveau courant qu’on appelle le néomatérialisme. J’étais en choc, parce que ce n’était pas le bagage que j’avais reçu, c’était quelque chose de complètement nouveau qui me confrontait avec la matière, qui est quelque chose avec laquelle j’ai toujours eu de la misère parce que j’ai grandi dans un environnement où il fallait se méfier du matérialisme et de la surconsommation. Mais en même temps j’étais très curieuse de voir pourquoi présentement il y avait un si grand engouement vers un nouveau matérialisme, et au cours de mes recherches, je me suis aussi mise à comprendre mieux ce que ça voulait dire écrire un livre ; c’est-à-dire que c’est aussi un processus très matériel, très concret. Je ne m’étais jamais questionnée sur ça ; pour moi, la littérature, jusqu’à ce moment-là, c’était quelque chose d’abstrait.
L’autre élément important du recueil pour sa genèse, c’est que j’ai lu la théorie des couleurs accidentelles, écrite en 1743 par de Buffon, un biologiste français vraiment important dans le domaine des sciences à son époque. Cette théorie est complètement loufoque à notre sens ; ce qu’il dit, c’est que les couleurs qu’on s’imagine, qu’on voit dans nos rêves, sont aussi réelles que celles qu’on voit dans la réalité. Ça m’a beaucoup marqué que quelqu’un écrive une théorie scientifique qui accorde un tel espace à l’imaginaire, aux songes, aux rêves, à l’illusion.
- C’est intéressant que vos influences ne viennent pas du domaine littéraire, mais vraiment anthropologique et scientifique.
Oui! En fait, je n’ai pas étudié en littérature ; j’ai étudié en anthropologie, et je pense donc que j’ai peut-être un angle différent de beaucoup d’écrivains. Moi ce que j’ai toujours en tête c’est le contexte de ce que je fais, le contexte culturel et social dans lequel j’écris. Je suis toujours dans ces questionnements là ; dans Les couleurs accidentelles, c’est une grande préoccupation de situer les poèmes dans leur contexte. Il y a un enjeu presque ethnographique de dire d’où vient le poème, c’est pour ça que j’ai intercalé plusieurs sortes de discours (journaux intimes, cartes postales, essais) qui viennent mettre un peu de chair autour du poème en vers.
- Pourquoi la poésie comme medium ?
En fait, je ne le sais pas. On dirait que depuis que je suis enfant, depuis que je sais écrire, ça sort en poèmes. Ça a quelque chose de vraiment instinctif pour moi, le poème, et pourtant j’ai toujours lu beaucoup plus de romans, de récits, de narrations.
Par contre, je n’ai pas montré mes poèmes à quelqu’un d’autre avant d’avoir 30 ans. Je n’ai pas étudié en littérature, ce n’est pas du tout quelque chose que j’envisageais comme métier, comme carrière, ça a juste toujours été quelque chose qui était là. Puis il y a eu un moment où j’ai eu envie de les faire lire à d’autres personnes, et je me suis rendue compte que c’était intéressant d’être en relation, en dialogue par rapport à la création.
- Avez-vous un processus d’écriture particulier?
J’essaie d’écrire à tous les matins. J’essaie de me réserver un bloc de deux heures pour ça. C’est comme le luxe que je me permets. Mais en même temps, ça c’est en théorie, dans la pratique, c’est pas vraiment comme ça que ça se passe, l’écriture arrive n’importe quand, pas toujours quand je m’y attends, des fois c’est quand j’ai le plus de choses à faire que c’est finalement là que ça sort le mieux.
Pour moi, le truc pour déclencher l’écriture, c’est de partir en voyage. Je bloque des temps de voyage dans mon année pour partir, et dans ces moments où je voyage seule, il y a de l’espace pour que quelque chose émerge.
- Pourquoi cette exploration des couleurs? Est-ce que c’est vraiment juste à cause de la théorie de De Buffon?
En fait, le départ de ce projet, c’est vraiment l’idée d’associer des émotions à des couleurs, et quand je me suis mise à jouer avec ça, je me suis rendu compte de tout le potentiel de création qu’il y avait dans cette association.
Comme je le disais, avant, je ne m’intéressais pas du tout à l’objet du livre, mais ça a changé avec Les couleurs accidentelles. Avant, la couleur et le format du livre n’avaient aucun intérêt pour moi, même sa couverture ne m’avait jamais préoccupée. Je concevais mon travail comme étant de produire un texte dans son abstraction, pas dans son objet. Mais là, tout à coup, je me suis vraiment mise à me préoccuper de l’enjeu matériel du livre. De faire apparaître la couleur dans ce livre-là, c’était une façon de jouer avec cette idée d’abstraction et de concret.
- Et est-ce que vous avez des couleurs qui vous ont particulièrement intéressée?
Ce qui m’a beaucoup frappée dans mon livre, c’est à quel point j’aime le blanc. En fait je suis comme obsédée par le blanc, et je ne m’en rendais pas compte. C’est une couleur qui me calme, qui me permet de penser, c’est la page blanche où tu peux tout créer, pour moi c’est une couleur de liberté totale, où tout est possible, c’est la couleur de l’avenir.
- Il y a aussi une grande réflexion autour du rose dans le livre.
Je pense que toutes les filles ont un drôle de rapport au rose. C’est tellement une couleur connotée. Moi-même souvent on m’appelle Rose, il y a tout un rapport à ça, enfant j’avais beaucoup de misère avec ma féminité, mon nom me dérangeait énormément, je voulais changer de nom. J’étais vraiment dans un rapport conflictuel. Quand je me suis mise à creuser autour de cette couleur-là, je me suis rendu compte que c’était important pour les poèmes.
- Quelles sont vos auteur(e)s préféré(e)s, vos plus grandes influences littéraires?
Un courant important pour moi, c’est d’abord le réalisme magique. Je suis vraiment habitée par ce contraste-là d’être capable de décrire la réalité quotidienne et de l’amener dans un onirisme et dans un réalisme magique. Je pense à Calvino, Murakami. Selon moi, le pouvoir de la littérature est là, dans cette façon de trouver comment amener un lecteur dans un univers qu’il connait et d’une manière fictionnelle le faire basculer dans des situations impossibles, incroyables.
Un autre courant qui m’a influencé, c’est le Nouveau Roman, Marguerite Duras et tout ça. J’adore le texte très minimal, très intime, cru, où on a une espèce d’économie du mot. D’avoir un livre qui est capable de nous faire ralentir la lecture. On est habitués de lire vite, mais quand l’auteur est capable de nous faire arrêter sur une phrase, là, je suis happée. En poésie, il y a aussi ce pouvoir d’attraction-là, de la lecture lente.
Sinon, je dirais que pour ce livre-ci, j’ai aussi été influencée par Knausgaard. C’est un norvégien qui s’est inspiré un peu de Proust ; il a voulu écrire son autobiographie en commençant avec ses premiers souvenirs, alors ça donne 6 tomes de 800 pages chacun. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’essaie pas de faire une littérature esthétique, d’écrire de belles phrases ; il essaie plutôt de se rapprocher du quotidien le plus possible. Ça m’a énormément fascinée parce que c’est très ethnographique en fait, il parle de sa vie quotidienne et de sa vision du monde très intériorisée. Il parle beaucoup de son sentiment de honte à travers toute sa vie, il va dans des confessions excessivement intimes. Ce côté-là très cru m’a inspiré dans toute la portion que j’essaie d’écrire autour du journal intime, où je vais dans quelque chose de presque trivial. Moi j’avais envie de mélanger ça avec des poèmes, des trucs plus oniriques, je voulais voir si ça ajoutait une dimension de puissance poétique.
En poésie, mes influences, c’est beaucoup des recueils où on travaille la matérialité du texte. Je pense à Chantal Neveu ou à Simon Cutts, par exemple.
- À part la littérature, quels sont vos intérêts?
Toutes les choses dont on a déjà parlé ; d’abord, voyager. Depuis quelques années, je voyage cinq ou six fois par année. Ensuite, l’anthropologie, particulièrement l’anthropologie médicale. Je m’intéresse aux émotions, surtout tout ce qui a trait à l’anxiété, plus précisément à l’agoraphobie. Mon premier recueil, Clinique, portait là-dessus ; j’ai travaillé pendant plusieurs années dans un hôpital psychiatrique, alors j’ai exploré cet univers-là, avec son rapport à l’espace, à l’enfermement. Ça m’a aussi permis d’explorer notre rapport à la marge sociale, à l’exclusion. C’est un enjeu énorme qui me trouble énormément ; les hôpitaux psychiatriques sont des lieux de souffrance ultime, mais on le cache, on n’en parle pas vraiment.
Entretien mené par Myriam Vincent.
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