Le roman est séparé en deux volumes, comportant chacun six numéros ; pourquoi avoir choisi une forme inspirée des comics books?
Je consommais beaucoup de comics books plus jeune, et encore aujourd’hui j’en lis, et ça m’a beaucoup influencée dans l’écriture de ce livre. Cette influence se trouve pas juste dans la forme du roman ; le personnage du justicier ou de la justicière qu’on y trouve est une figure qui m’intéresse depuis longtemps et que je trouve vraiment fascinante, alors je m’en suis inspirée pour créer le personnage principal, Marilyn. J’explore dans mon livre cette figure d’une citoyenne normale qui prend la justice entre ses mains parce que le système plus traditionnel ne fonctionne pas et est incapable de répondre aux besoins des gens. Cette exploration vient avec une trame narrative qui rejoint celle des comics books avec la rencontre d’une personne qui t’introduit dans un univers plus sombre, l’escalade de la violence, les dilemmes moraux qui arrivent les uns après les autres, etc. J’ai voulu que cette influence soit apparente sur le plan formel également, pour la souligner un peu plus, et comme évidemment je ne pouvais pas inclure tout l’aspect visuel des comic books, j’ai décidé d’élaborer une façon de diviser le texte qui les évoquait.
Justement, tu compenses l’absence d’images et de dessins par le côté cinématographique des scènes de meurtre. Ça me fait penser à Baise-moi de Virginie Despentes. Est-ce l’une de tes influences littéraires? Sinon, quels livres t’inspirent?
C’est sûr que Virginie Despentes a été une grande influence, entre autres avec Baise-moi. King King Theory a en fait été le premier livre à m’inspirer à parler de violence féminine.
J’ai beaucoup été inspirée par des comics books comme Bitch Planet – un comic book féministe très violent – et tous les « classiques » : Electra, Spider-Man, X-Men… Ils m’ont influencée pour les trames narratives et les personnages. Pour le reste de mes références, je les ai presque toutes inclues dans le livre lui-même ; ce sont des livres dont Marilyn parle dans la narration. On y retrouve, en plus de Virginie Despentes, Léonora Miano, Virginia Woolf, Martine Delvaux, Roxane Gay, Valerie Solanas, etc. Ce sont toutes des écrivaines qui ont éclairé beaucoup de choses pour moi, qui m’ont fait progresser dans mon féminisme, qui m’ont permis de mettre en lumière la violence et la peur que les femmes vivent pas mal toutes, et de remettre en question les structures de la société qui nous mettent dans cette position. Ce sont aussi des livres qui m’ont fait réfléchir à la colère des femmes ; comme femmes, on est beaucoup socialisées pour être douces, et notre colère est souvent ridiculisée – on se fait traiter de féministes frustrées, de folles, d’hystériques dès qu’on lève le ton. Pendant longtemps, ça a fait en sorte que j’ai voulu cacher ma propre colère, pour éviter le ridicule – je pensais que ça me permettrait d’être prise plus au sérieux. Ce sont des écrivaines comme celles que j’ai nommées plus tôt qui m’ont fait reconsidérer tout ça, jusqu’à ce que j’en vienne à écrire Furie, un roman qui parle presque entièrement de ça, de la colère des femmes, de comment on la vit.
Pourquoi est-ce aussi nécessaire que la protagoniste soit une femme?
Je ne voulais pas d’un récit où un homme venait sauver des femmes, et je ne voulais pas non-plus d’un récit où la colère des hommes était mise à l’avant-plan. Je voulais un récit où la violence était portée par les femmes parce que souvent, dans les livres et la culture pop qu’on consomme, elles sont victimes de violence en premier lieu, mais c’est rare qu’elles sont les agresseures. Je voulais renverser ce paradigme-là. Dans la vraie vie, les actes de violence physique – les meurtres entre autres – semblent surtout commis par des hommes, et les femmes vivent tellement de violence que je me suis toujours demandé ce qui fait qu’on ne réponde jamais avec les mêmes armes qu’eux. C’est pas quelque chose que je pense qu’on devrait faire, comprenez-moi (en fait, je pense juste pas que ça revient aux victimes de changer leurs comportements pour pas se faire agresser, mais aux agresseurs de changer les leurs), mais c’est un questionnement que j’ai : est-ce que c’est la socialisation qui fait en sorte que nous, on se rende jamais à ce palier-là, que notre violence se déploie autrement?
Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes amène une réflexion à ce sujet qui m’avait beaucoup choquée quand je l’avais lue à l’époque, à 20 ou 21ans, et qui m’a fait réfléchir par la suite : après la sortie du film Baise-moi, elle se faisait souvent dire que combattre la violence par la violence était pas la façon de régler le problème des viols, que ça fonctionnerait jamais. Elle écrit alors, en réponse à ça, que si les hommes, à chaque fois qu’ils violaient une femme, risquaient par exemple de se faire couper le pénis, s’il y avait un haut pourcentage de violeurs qui se retrouvaient mutilés par leurs victimes, tout d’un coup ils comprendraient sûrement mieux le consentement, parce que le viol comporterait un plus grand risque immédiat de représailles pour eux. Ça vient aussi de là, le fait de vouloir créer une femme qui s’attaque à des violeurs, qui raisonne en se disant que si elle en tue une couple, ils vont peut-être tous finir par avoir peur de commettre ce crime-là.
La littérature a une place importante dans le livre. Qu’est-ce qui t’a poussée à situer ton personnage dans ce milieu?
Il y a un conseil d’écriture qui dit « Write what you know ». J’y adhère pas tout à fait, je pense vraiment pas qu’il faut juste écrire sur ce qu’on a vécu, mais il reste que la moitié de la vie de Marilyn, celle de tueuse à gages, c’est un milieu que je connais pas du tout (si ça peut rassurer les gens). Alors il y avait tout ce côté-là que je devais travailler pour que ça soit vraisemblable et en même temps intéressant. C’est sûr que ça allait être romancé, que ça allait être une fable, ça pouvait pas être complètement réaliste, mais il fallait quand même qu’on y croit jusqu’à un certain point. C’était assez difficile à mettre en place, donc pour la partie de la vie « citoyenne normale » de Marilyn, j’avais envie de prendre quelque chose que je connaissais déjà, de façon concrète. Pour moi, c’était beaucoup plus facile d’écrire sur l’environnement du département de littérature de l’UQAM, puisque c’est là que j’ai étudié, pour m’assurer que le roman soit bien incarné, qu’on ait l’impression d’y être, qu’on puisse plonger dedans.
Et même si Marilyn étudie à l’université, elle s’exprime dans un registre oral, elle essaie pas d’avoir l’air d’une « intellectuelle » plus qu’il faut. Sa manière de parler rend vraiment une impression d’authenticité au personnage.
Oui, c’était vraiment important pour moi que ce livre-là soit en langage oral, particulièrement parce que Marilyn est intelligente, éduquée. Elle vient du milieu universitaire, mais elle parle quand même dans un langage oral, elle a pas adopté un niveau de langue plus soutenu ou quoi que ce soit.
Je viens pas d’un milieu universitaire, et j’ai grandi près de Sorel, une région réputée pour son accent et son joual, justement. Dans mon entourage familial, on parle cette langue-là. Quand je suis entrée à l’université, on dirait que j’essayais de parler dans un français plus soutenu, parce que je voyais ça comme une preuve d’intelligence. Très jeune adulte, c’était important pour moi de faire des efforts pour « bien » parler. Par exemple, à l’université, quand je parlais à mes profs, je faisais super attention, je me disais : « Si je parle en joual, ils vont me trouver conne, ils vont pas me prendre au sérieux » C’est quelque chose que j’ai déconstruit assez récemment, de me dire : « Non, c’est pas parce que tu dis “genre“ ou que tu parles en joual que t’es moins brillante, et c’est pas parce que t’as un français soutenu que t’es plus intelligente ou que t’as une plus grande profondeur de réflexion. » Me réapproprier ce langage-là, ça a été quelque chose d’important, d’arrêter d’avoir peur que ça me fasse paraître moins intelligente, moins sérieuse. C’était comme un statement pour moi, que la narration de mon premier roman soit à l’oral, que ma personnage principale, toute intelligente et universitaire qu’elle soit, parle comme ça. Et puis c’était important pour moi que le livre soit accessible, que ça prenne pas un bac en littérature pour le comprendre, t’sais.
Selon Marilyn, « pour tous les rôles de cette vie, il y a un costume qui vient avec ». On enfile donc chacun.e des costumes dans notre vie, on y joue différents rôles. Comment t’es venue l’idée de ces « rôles à jouer »?
C’est quelque chose qui part de l’adolescence, où je pense qu’on a tous et toutes cette réflexion-là par rapport à l’authenticité. La figure de la justicière m’intéressait aussi parce que c’est une figure qui doit, de façon très explicite, endosser différentes identités ; elle a celle de tueuse à gages la nuit et celle de citoyenne normale le jour. Ça permet de souligner à gros traits ce qu’on fait plus subtilement dans nos vies « normales » ; se transformer légèrement selon les personnes et les contextes avec lesquels on interagit. Je pense pas que c’est nécessairement mauvais, c’est juste comme ça qu’on fonctionne en société. C’est un livre que j’ai écrit parce que je voulais approfondir ou expliciter des questionnements qui me suivaient depuis longtemps, par exemple comment les identités sont beaucoup plus mouvantes et complexes que ce qu’on aimerait projeter.
En tant que filles, je pense aussi qu’on est socialisées pour plaire aux gens, donc peut-être qu’on va être un peu plus propices à se transformer selon les situations dans lesquelles on se trouve. Par exemple, ça m’arrive de m’aimer dans un chandail décolleté, de me trouver belle, de me sentir empowered, mais si je vais à la job habillée de même, je vais me dire qu’ils vont peut-être considérer que je suis pas professionnelle. Ou peut-être que dans la rue, ça va inciter des gars à venir me parler et ça me tente pas. Je m’habille différemment selon le contexte ; j’agis différemment, même, parce que si jamais, justement, un gars vient m’aborder dans la rue, je vais être plus polie que ce que j’en ai envie, que ce qui serait « authentique », parce que je sais que si je suis bête, il y a des chances qu’il se mette à m’insulter, et que je serai sûrement perdante dans la surenchère de violence. Il y a donc peut-être un petit enjeu de plus dans la façon dont on se métamorphose, les filles, particulièrement dans la façon dont on essaie de jamais susciter la colère, la violence des hommes dans nos rapports avec eux, ou d’être la version de nous-mêmes qui suscite le moins la controverse. Et là, on s’entend que je parle de mon expérience de fille cis, mais on sait grâce à leurs témoignages sur le sujet que la situation est pire pour les gens qui ne s’identifient pas aux genres binaires et à leurs stéréotypes.
Le récit de Julie, l’amie disparue après avoir été victime d’un viol, se déploie par fragments, au début de chaque partie. Pourquoi ce choix esthétique?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, la personne qui devient une justicière parce que quelqu’un proche d’elle est mort, parce qu’il y a eu un événement traumatique dans sa vie, c’est vraiment un ressort dramatique qui est souvent utilisé dans les comics books dans les origin stories héros. Je voulais faire référence à ça. Généralement, ce sont des héros masculins, et c’est presque toujours une fille qui meurt. C’est souvent un personnage pas développé qui sert juste à mourir au début, et après on n’en entend plus jamais parler, parce que là c’est le héros qui va faire sa quête de vengeance et on s’en crisse un peu de la personne qui a déclenché ça. Moi, je voulais que la voix de Julie reste tout le long, je voulais pas qu’on l’oublie, qu’elle devienne juste une raison pour laquelle Marilyn est devenue une justicière. Je voulais que ça reste présent, qu’on l’entende.
Aussi, cette idée d’expliciter le viol vient d’une réalisation que j’ai eue il y a plusieurs années ; pendant le mouvement « Agressions non dénoncées » je crois, deux filles étaient venues raconter leur histoire à Tout le monde en parle. L’une des deux s’était fait violer dans un party, justement. À cette époque-là, l’opinion publique, c’était vraiment : « Voyons, elle était saoule, pourquoi elle est allée dans cette chambre-là si elle voulait pas coucher avec le gars, ça a pas de sens, elle a dit ça parce qu’elle regrette… » J’avais 18-19 ans et j’avais trouvé ça super violent. Je m’étais rendu compte à quel point, quand on raconte une histoire d’agression rapidement et qu’on la résume en quelques phrases, les gens la remettent en doute. En la découpant en petits fragments et en la détaillant beaucoup, je voulais montrer aux gens comment quand tu prends le temps de te mettre à la place de la personne violée, de te demander comment ça s’est passé en détails, c’est indéniable que la victime ne pouvait rien faire et que c’est une histoire effroyable. Je voulais pas faire d’ellipse, je voulais que ça soit écrit en détails pour qu’on ressente l’horreur de ce qui se passe. Et puis on entend souvent, dans l’opinion publique, que les filles qui se sont fait agresser il y a longtemps et qui dénoncent des années plus tard devraient passer à autre chose, qu’elles devraient arrêter d’en parler ou de chercher justice. Je trouve ça dégueulasse. Je voulais pas que le lecteur puisse passer à autre chose dans ce cas-ci, je voulais que ça le suive au cours de la lecture, comme le trauma suit les gens qui le vivent au cours de leur vie.
L’escalade de la violence du viol, narrativement, suit aussi l’escalade de la violence de Marilyn. Plus Julie décrit les actes des violeurs, plus la violence de Marilyn s’exacerbe et plus elle est convaincue d’avoir raison de faire ce qu’elle fait parce que l’alternative est insoutenable. L’alternative, c’est ce qui arrive à Julie dans ces extraits-là.
Quels sont tes derniers coups de cœur littéraires?
Dernièrement, j’ai adoré Boîtes d’allumettes de Marina Chumova (Le Cheval d’août, 2020), La Minotaure de Mariève Maréchale (Triptyque, 2019) et Grand huit d’Ève Landry (La maison en feu, 2020). Ce sont trois livres qui m’ont énormément touchée, fascinée et fait réfléchir, et qui sont restés avec moi longtemps après leur lecture.
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Entretien réalisé par Évelyne Ménard
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