Comment t’est venue l’idée d’écrire ce recueil?
En fait, le point de départ du recueil se voulait un peu plus politique. Ça tournait plutôt autour de la crise des migrants, et plus largement autour de l’immigration en général. Mais, en relisant ça, je me sentais un peu, comment dire, pas autorisé à parler de ça, et je ne trouvais pas l’angle pour bien le faire. Je suis donc revenu à une idée plus ancienne, qui était d’explorer la fascination que j’avais, quand j’étais enfant, pour les atlas et la géographie. Ça s’est élaboré ensuite autour de cette fascination-là, en essayant de comprendre quel rôle ça avait pu jouer, et quel est ce statut du souvenir d’enfance, qu’est-ce qu’on en retire et en quoi ça parle en nous aujourd’hui.
C’est intéressant, parce que tu abordes quand même la question de l’immigration un peu, de biais, en montrant l’absurdité des frontières, leur caractère aléatoire.
Oui. C’est assez compliqué, la question des frontières, à la fois intérieurement, psychiquement, et de manière plus politique aussi. Je voulais prendre acte des frontières aujourd’hui, comment les penser et comment elles s’inscrivent dans les individus.
Tu montres aussi comment, si on enlève les frontières et les noms de pays, ces marques distinctives donc, il n’y a plus tant de différences entre les peuples, entre les humains.
Oui, c’est ça. C’est toujours l’enjeu aussi du rapport du corps propre et de la vie intérieure au monde extérieur. C’est bien parfois de brouiller un peu ce rapport-là, d’absorber le monde ou de se laisser absorber par le monde, mais en même temps, c’est aussi extrêmement menaçant pour la personnalité. Quelle est la nature de nos rêves, de nos fantasmes, de tout ce qui s’élabore dans notre vie intérieure? Ça provient en quelque sorte de l’extérieur, et sans frontières on ne distinguerait plus rien.
On perçoit souvent la frontière comme un mur, une ligne, quelque chose de tangible, mais ce qui m’intéresse ce sont les frontières qu’on sait qu’elles existent mais sans les voir, par exemple dans les eaux territoriales d’un pays qui s’achève.
Dans le recueil, tu développes aussi plusieurs points de tension, nature/technologie, enfance/adulte, chaos/organisation. Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’éloigner de la géographie pour explorer ces autres points de tension-là?
D’abord, tout simplement parce que je trouve que ça peut bien s’imbriquer, que c’est intéressant à travailler. Ensuite, J’ai beaucoup travaillé avec des lectures psychanalytiques, et c’est ce qui m’a inspiré à faire ça, à télescoper deux réalités pour qu’elles fassent sens ensuite. Je ne pense pas qu’on puisse faire l’économie de penser le monde sans penser ses oppositions.
Aussi, le souvenir d’enfance, je me suis rendu compte qu’il est souvent lié à un paysage précis, et donc en questionnant ces paysages-là, ça vient questionner le rapport que j’ai au monde aujourd’hui, et qui est souvent encombré justement de situations complexes, de contradictions, de crises liées à l’inquiétude. C’est beaucoup plus facile, par exemple, d’imaginer aujourd’hui la fin du monde que la fin du capitalisme. Alors que le capitalisme semble éternel, la fin du monde devient envisageable. Tout le catastrophisme qu’on voit à l’œuvre dans les récits de fin du monde, souvent liés au religieux, pour la première fois, ça vient avec des bases scientifiques solides. Donc le réel vient s’emboîter dans ce qui était auparavant de l’imaginaire, et la menace peut être moins délirée et plus ressentie intellectuellement.
Ce recueil se distingue par son écriture. Tu y utilises un vers très court, qui donne un texte hachuré, qu’on dirait haletant, angoissant. Comment ça t’es venu, ce style d’écriture, qui est nouveau dans ta pratique?
En fait c’est drôle, parce que c’est un style que je détestais un peu avant, ce poème-là, très haché, où on isole un seul mot sur le vers. Mais j’ai une fascination en arts visuels pour le minimalisme, donc je voulais explorer ça, le vers minimal. Et ça permet de représenter l’enchaînement de la pensée aussi, si rapide. Ça représente bien l’activité mentale extrême qui peut survenir dans l’extrême fatigue, dans l’insomnie.
Est-ce que ça a été un défi de faire un recueil complet avec ce style-là?
En fait, avant le temps des fêtes, j’avais un texte plus long, d’environ deux cents pages, qui était le recueil que je voulais faire au départ, sur l’immigration et tout. Mais je sentais que je n’avais pas fait le livre que je souhaitais faire, donc j’ai décidé de reprendre les textes les plus récents pour en refaire autre chose. J’ai adopté le rythme qui était présent dans ces derniers vers-là, ce rythme plus haché, et j’ai senti que c’était ça, la forme que ça prenait. Ensuite, ça a été assez simple de continuer dans le même souffle. Vers la toute fin seulement, j’avais des difficultés à trouver des apaisements dans le texte, à le faire respirer.
Il y a quelque chose de méditatif, aussi, dans ce style, qui suscite l’envie de creuser plus profond.
Oui. Je vois cette écriture-là non pas comme une élévation, mais plutôt comme une descente, comme si on cherchait à rejoindre le noyau de la Terre plutôt que le ciel.
As-tu un processus d’écriture particulier?
Dans la grosse période d’écriture, j’écris à chaque jour. Sinon, ça peut être plus espacé, surtout que j’écris la nuit, donc ce n’est pas toujours facile, avec la routine professionnelle.
Pour ce qui est des rituels, j’écoute toujours du jazz en écrivant, et il faut que je sois habillé comme pour aller travailler, avec des souliers et tout. Et j’écris toujours chez moi.
Est-ce qu’il y a d’autres artistes qui t’ont particulièrement inspiré l’écriture de ce recueil?
Lacan et Freud, beaucoup. En fait, je lis très peu de poésie pendant l’écriture, je lis des choses assez éloignées, parce que je sais que ça ne m’influencera pas.
Je me suis aussi replongé dans les cartes topographiques. D’ailleurs, c’est assez rigolo, le jour où j’ai envoyé le recueil dans sa version finale, juste après, j’ai retrouvé une boîte de livres que mon père m’avait donnée. Dedans, il y avait un atlas que j’avais beaucoup lu, ça s’appelle Le livre de tous les pays, et c’est un atlas poétique, ce dont je ne me rappelais pas du tout. Donc j’ai découvert que les premiers poèmes que j’ai lus n’étaient pas ceux que je croyais, à 12 ou 13 ans, mais bien à 9 ans, avec ce petit livre.
Entretien mené par Myriam Vincent
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