Avant de publier ce livre, tu avais déjà publié un recueil de poésie, et tu en prépares un autre : pourquoi as-tu décidé de te tourner vers la prose, pour Les entailles?
Pour moi, l’écriture est très instinctive. Pour Castagnettes, c’est vraiment un instinct qui m’a poussée à l’écrire sous forme de recueil de poésie. C’est mon premier livre, et la poésie m’est comme venue plus facilement ; pour moi, la poésie, ça vient dans la passion, dans les émotions, c’est comme moins intellectualisé, si je peux dire. Les entailles, je savais que ça allait être un livre politique, je savais que j’avais besoin de l’écrire en prose.
Le livre se déploie en fragments : pourquoi avoir choisi cette forme?
Encore une fois, c’était assez instinctif, au début. En fait, je ne pensais pas que ça allait être en fragments, je me suis juste mise à écrire, et c’est sorti comme ça. Je voulais représenter certains aspects de ma vie, et la vie, ce dont on s’en rappelle en tout cas, c’est comme ça, il me semble : des moments qui ne sont pas toujours reliés entre eux. J’ai laissé l’écriture prendre forme au lieu de la contrôler. J’aurais pas pu l’écrire autrement, il s’est écrit dans cette forme-là de lui-même.
C’était tellement difficile à écrire, comme livre, aussi, qu’il fallait que je fasse des coupures pour me protéger. Ce livre est une arme pour moi. Ça parle de tous les types de systèmes qui nous régissent et nous trahissent, à l’extérieur comme à l’intérieur de nous. Je trouvais ça trop dur à écrire en facilitant les trucs avec une histoire et tout… Et le livre, il ne raconte pas de la fiction. Il raconte la vérité – ou plutôt ma vérité, et notre vérité est toujours fiction en partie, bien sûr, mais je n’ai rien inventé. Alors inventer des transitions entre les fragments pour en faire une longue histoire fluide, ça ne m’intéressait pas.
Les moments où je me raconte quand je suis jeune, quand je suis avec ma mère, ce sont des fragments dans ma mémoire aussi ; ce sont des moments qui sont restés très clairement dans mes souvenirs, mais je ne me rappelle pas du reste, du contexte. L’écriture s’est vraiment présentée comme les moments se présentent dans ma mémoire.
Le texte porte une grande fulgurance, on a l’impression que chaque fragment a quelque chose d’urgent. Ressentais-tu cette urgence pendant l’écriture?
À chaque page que j’ai écrite dans ce livre-là, mon cœur débattait. Pour Les entailles, j’ai pas été capable de m’asseoir chaque matin à une certaine heure pour écrire, de suivre mes rituels d’écriture comme je le fais pour les autres livres. J’avais aucune routine pour ce livre-là. C’est pour ça aussi qu’il est en fragment, parce qu’il est spontané. Chaque page du livre est une vérité que j’ai juste eu à cracher. Il fallait que ça sorte. J’avais pas d’autre choix. Ce livre-là s’est écrit avec un rythme cardiaque accéléré.
Je relisais le livre en préparant l’entrevue, pour la première fois depuis la fin du travail éditorial il y a plusieurs semaines, et j’étais bouleversée…
Sais-tu pourquoi ce livre est bouleversant? Parce que ce qui se passe dedans va nous arriver à tous. De vieillir, de nous retrouver dans une situation où on n’a plus le contrôle sur comment on vit et comment on veut mourir, que ça soit à la fin de ta vie ou parce qu’il t’arrive quelque chose, que ça soit à toi ou à ta mère, ta sœur, ça va tous nous arriver. On vit tous des injustices comme ça. C’est sûr que moi je l’ai vécu jeune avec mon père. Mon père avait 58 ans quand il était en CHSLD, il avait pas d’affaire là. Il y en a de plus en plus, des jeunes qui se font dompés en CHSLD et qui ont pas d’affaire là, mais qui n’ont pas d’autre choix. Ça arrive surtout à celles et ceux qui n’ont pas beaucoup de moyens, mais aussi à celles et ceux qui n’ont pas beaucoup d’amour et de support dans leur vie. On s’en débarrasse, pour ne pas avoir à les regarder et à prendre responsabilité.
Est-ce que c’est pour ça que tu l’as écrit ce livre, pour l’universalité du sujet?
Non, je l’ai écrit pour moi. Parce que j’avais l’impression que j’avais pas le choix si je voulais passer à autre chose. Parce que j’avais besoin de l’écrire pour devenir une auteure. Après, je vais pouvoir inventer des histoires. Je suis prête pour la fiction, maintenant, mais pour ça, il fallait que je sorte ces drames-là de moi, que je me délivre et les livre à d’autres.
Tant mieux si des gens se reconnaissent dans le livre. Mon chum m’a même dit que le livre l’avait réconforté, l’avait aidé à vivre certains deuils. Mais au départ, je l’ai vraiment écrit juste pour moi. Même, il aurait jamais été publié et j’aurais été à l’aise avec ça. Il fallait juste que je l’écrive.
Tu parlais de l’aspect réconfortant du livre ; j’ai l’impression qu’une des choses qui en fait un livre réconfortant, c’est que tu es très honnête avec tes défauts, tes failles. Tu nous livres une vision complexe de toi-même, et non une version idéalisée. Tu racontes par exemple un épisode où tu as fait preuve de violence envers une autre fille quand vous étiez jeunes adolescentes. J’ai l’impression que cette acceptation de tes erreurs passées, de tes failles, ça fait du bien au lecteur, ça le réconforte dans ses propres imperfections. Mais est-ce que ça a été difficile pour toi « d’avouer » ces aspects-là, plus troubles, de ton passé?
Pour moi, cette scène-là représente la méchanceté entre les femmes qui prend racine très jeune, une cruauté qui commence pendant l’enfance, une violence qui n’est pas toujours physique. Je l’ai réécrit plein de fois. J’ai eu beaucoup de misère à m’assumer là-dedans, à décider de dévoiler ce moment charnière. Mais c’était l’exemple le plus concret que j’avais en poche pour décrire d’où je viens, la classe sociale de mon enfance mais aussi la violence à la maison qui engendre la violence dès qu’on en sort.
Les comportements nocifs auxquels on adhère lorsqu’on est jeune ne sont pas nécessairement représentatif de ce qu’on deviendra, en tant qu’adulte. Parfois oui, la médisance et la violence psychologique entre femmes perdure, mais j’ose croire qu’on mature, qu’on développe une empathie universelle, une certaine douceur et compréhension des luttes personnelles que mènent les autres. Je pense qu’on a tous des moments desquels nous ne sommes pas fiers. Et j’ai choisi d’en parler pour me pardonner, pour mettre ça derrière moi. J’ai été brutalisée aussi, étant enfant. Je connais les deux côtés de l’insensé.
Le livre touche aussi aux inégalités sociales. Par exemple, tu parles de comment ton père n’a pas pu avoir de soins à domicile dont il avait grandement besoin parce que vous n’aviez pas d’argent.
Oui. Il a fallu faire une levée de fonds nous-mêmes pour pouvoir le garder à la maison deux ans de plus, c’était ridicule. Ça aussi, c’est une grande injustice. Au Québec, on rentre à l’hôpital parce qu’on s’est cassé un bras, ça coûte rien. Mais dès que c’est de soins à long termes dont on a besoin, là, c’est plus la même game. Même chose pour les soins en santé mentale – obtenir un rendez-vous avec un psychologue quand on n’a pas l’argent pour aller au privé, c’est interminable.
Cet aspect et d’autres font que ton livre est très politique. Comment as-tu réussi à doser le politique versus le littéraire, l’émotion, l’autobiographie?
C’est quand je me fâche dans le livre qu’il devient politique. C’est vraiment lié à ma colère. Ça revient à : tout ce qui est censé nous protéger nous détruit. Nous ne sommes aucunement tous égaux face à la mort. En arrachant les gens à leur maison, leur appartement pour les placer en CHSLD tu les rends malheureux, déjà à la base. Tu leur enlèves aussi accès à leur famille, parce que les familles ont pas le goût d’aller dans ces endroits-là – c’est sombre, ça pue, il y a des gens en pertes cognitives qui crient dans les corridors, il y a des règles à respecter… Beaucoup de gens ont du mal à traverser tout ça régulièrement pour garder un contact avec leur proche en CHSLD.
Bref. Le politique arrivait dans mes excès de colère, parce que je sais exactement contre qui je suis fâchée : pas contre mon père, pas contre ma mère. Je suis fâchée contre les systèmes qui sont si négligents, opportunistes et capitalistes qu’ils affaiblissent les gens malheureux au lieu de les conforter, de leur offrir empathie, respect, disponibilité et écoute.
Quels autrices ou auteurs t’inspirent le plus, pour ce livre, ou en général?
Pour l’écriture de ce livre-là, j’étais beaucoup inspirée par Édouard Louis et Delphine de Vigan. J’aime beaucoup Elena Ferrante aussi, parce qu’elle est une femme d’une grande sagesse qui est devenue qui elle est à travers son écriture, et c’est mon but, de me développer à travers l’écriture en tant qu’humaine et en tant qu’auteure.
En poésie, je trouve que Carole David fait un travail incroyable. Elle est très politique dans son écriture, c’est une femme que je respecte énormément.
J’ai adoré Le jeu de la musique de Stéfanie Clermont récemment. J’ai aussi relu Les Villes de papier de Dominique Fortier il y a pas très longtemps, et j’envie sa capacité de décrire les paysages, la matière, la vie de Dickinson à Amherst. C’est une grande force qu’elle a, de dépeindre aussi bien les environnements et les gens qui y prennent place.
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